En confrontant les positions de Me Lo Gourmo (partie civile), Me Taleb Khayar (défense) et Cheikh Jiddou (activiste des droits de l’homme), on assiste à une triangulation doctrinale inédite
Au confluent du tumulte médiatique, des argumentaires antagonistes et de la conflictualité institutionnelle latente, le procès dit de la « décennie » en Mauritanie cristallise un moment d’exception juridico-politique, où se déploient trois conceptions concurrentes du droit. En confrontant les positions de Me Lo Gourmo (partie civile), Me Taleb Khayar (défense) et Cheikh Jiddou (activiste des droits de l’homme), on assiste à une triangulation doctrinale inédite qui transcende le simple champ contentieux pour s’inscrire dans une dynamique de refondation (ou de crise) de la souveraineté normative mauritanienne.
Dans une posture finaliste, Me Lo Gourmo présente la décision de la Cour d’appel comme une articulation parfaite entre légalité procédurale et exigence de régénérescence éthique de l’État. L’arrêt, loin d’être une simple clôture contentieuse, serait l’expression d’un droit pénal républicain restaurateur — instrument de rupture avec l’impunité structurelle.
En mobilisant la logique de la juridiction de réformation, il légitime le pouvoir souverain de la Cour à requalifier les faits, redéfinir l’appréciation des preuves, et participer à la moralisation des institutions. Cette vision n’ignore pas la technicité juridique ; elle la subordonne à une lecture téléologique : le juge n’applique pas seulement la loi — il rétablit la République.
À l’inverse, Me Taleb Khayar inscrit sa critique dans un positivisme rigoureux. La condamnation de l’ancien président est, selon lui, entachée d’une triple illégalité : rétroactivité des incriminations, méconnaissance de l’article 93 de la Constitution, et contrariété à une décision antérieure du Conseil constitutionnel. Le procès devient dès lors l’espace d’une rupture formelle avec les fondements de l’État de droit.
Son argument repose sur une conception rigide, mais cohérente, de la hiérarchie des normes : la compétence est d’ordre public, et le Conseil constitutionnel est seul juge de l’interprétation des dispositions fondamentales. Toute décision ordinaire contraire devient, par principe, juridiquement nulle. La Cour d’appel aurait alors excédé ses pouvoirs, opérant non pas un jugement, mais une mise en scène juridico-politique.
Cheikh Jiddou, quant à lui, adopte une posture critique d’ordre systémique. Il ne s’attaque ni à la régularité du procès en tant que tel, ni au statut de l’ancien président, mais à la sélectivité structurelle du système judiciaire. Le procès n’est, selon lui, qu’un cas paradigmatique d’un ordre judiciaire asymétrique, où le droit est appliqué stratégiquement selon des logiques d’exclusion ou de ciblage politique.
En inscrivant ce procès dans le cadre d’un « droit appliqué à géométrie variable », il déplace le débat de la salle d’audience vers le champ plus vaste de la légitimité institutionnelle. Pour lui, ce n’est pas la justice qui triomphe ou déraille : c’est la logique même de sa mobilisation politique qui est en cause.
Ces trois approches ne décrivent pas un simple différend interprétatif. Elles incarnent trois épistémologies du droit en tension :
Lo Gourmo : un constitutionnalisme performatif, où le droit produit l’État moral qu’il appelle ;
Taleb Khayar : un légalisme procédural, où la norme encadre strictement l’action du juge ;
Cheikh Jiddou : une critique déconstructiviste, où le droit est lu à travers ses usages politiques différenciés.
Le procès devient ainsi une épreuve herméneutique, un révélateur d’un vide doctrinal : l’absence de consensus sur le rôle du juge dans les transitions post-autoritaires, sur les contours de la responsabilité des dirigeants, et sur l’articulation entre légalité et légitimité.
Ce que révèle le procès de la décennie n’est pas seulement l’opacité de certains faits, ni même la complexité des qualifications retenues, mais une mutation implicite du droit mauritanien. Le procès cesse d’être un contentieux pénal pour devenir un espace de redéfinition de la souveraineté normative, où la juridiction ordinaire empiète — volontairement ou non — sur les prérogatives du juge constitutionnel.
Le verdict de la Cour d’appel, pour ses défenseurs, incarne un acte fondateur de responsabilisation pénale des puissants ; pour ses détracteurs, il constitue une entorse grave aux garanties fondamentales de l’État de droit. Entre les deux, se dessine peut-être une voie médiane : celle d’une jurisprudence constitutionnelle implicite, qui précède la lettre de la réforme en inscrivant dans la pratique judiciaire les tensions d’une République en recomposition.
L’affaire Aziz n’aura pas seulement interrogé les faits : elle aura convoqué la République à se prononcer sur sa propre architecture normative. Et à travers la voix de ses juges, c’est peut-être la voix réelle d’une République mauritanienne du droit en devenir que l’on commence à entendre.
Source : Mohamed O Echriv